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Pilote (Part. 1)
Ce qu'il restait de la vieille demeure était sombre et lugubre. Des souffles d'air s’immisçaient entre les briques abîmées des façades, les fenêtres étaient obstruées par des planches en bois, et la toiture ne se limitait plus par endroits qu'à une ou deux poutres rongées par la pluie, le vent et les années, et quelques tuiles qui tentaient d'y résister.
Au rez-de-chaussée, au milieu du hall traversé par les courants d'un air glacial, un homme était assis dans un fauteuil curieusement épargné par le temps. Les jambes croisées, les mains jointes, il se tenait dans l'obscurité face à la porte de sa maison. Il se tenait face aux ténèbres, face à son passé et son futur. Enfin, il se tenait face à son destin !
Pourtant, si le ciel n'avait pas été si sombre cette nuit là, on aurait pu lire entre les rides de son visage, la quiétude des sages. Cette sérénité que seuls les hommes ayant vécu connaissent.
Mais la nuit était noire...
– Aussi noire que le néant ! dit une voix au loin, s'élevant dans le ciel.
– Le néant, c'est le néant ! Ça n'a pas de couleur, rétorqua une autre.
– Ben... le noir, c'est pas vraiment une couleur, renchérit une troisième.
Il y eut un bref silence puis des rires vinrent se mêler aux voix portées par les vents.
Les sons provenaient d'une maison dont quelques minces traits de lumière éclairaient la nuit. Des murs qui avaient résisté à la Guerre des affiliés et accueillaient, depuis, les voyageurs à la recherche d'un feu pour se réchauffer la couenne, et d'alcool pour se réchauffer le cœur.
Soudain la porte s'ouvrit, révélant dans l'embrasure une silhouette sombre et élancée. Lorsqu'elle s'avança dans la lumière, un silence de mort s'installa dans la petite taverne. Entièrement vêtu de cuir, l'homme portait une veste noire usée lui descendant jusqu'au-dessus des genoux, et ouverte sur une sorte de plastron en kevlar bordeaux, un pantalon serré avec des protections au niveau des articulations, et des bottes, également renforcées. Mais c'est surtout l'accessoire longeant le long de sa cuisse qui capta l'attention des clients. Il faut préciser que depuis la fin de la guerre, les armes à feu avaient presque disparu de la surface de la Terre... Alors un fusil à pompe, canon scié, accroché à la ceinture d'un voyageur, relevait davantage de la légende ; des légendes, souvent pugnaces en ces temps sombres. Ainsi, des contrebandiers racontaient à qui voulait bien les entendre, les aventures de Thoran Le Solitaire, qui avait partie liée avec un traqueur armé d'un canon scié. Des marchands colportaient la légende de l'homme aux deux fusils et aux yeux de glace, capable de dégainer et abattre plusieurs cibles en un seul battement de cil. Et des enfants jouaient au Pistolero qui, d'un simple regard, repoussait les monstres sévissant au-delà des murs. Personne, cependant, ne s'était vanté jusqu'alors avoir eu directement affaire au Pistolero. D'ailleurs, lorsqu'il s'agissait de décrire la légende, l'homme était tantôt un géant, tantôt trapu ; tantôt brun, tantôt blond ; parfois jeune, parfois vieux ; et pour certains, il s'agissait même d'une femme !
L'étranger qui venait de franchir la porte devait avoir la trentaine révolue. Sa peau était tannée par le soleil et son regard clair perçait à travers les mèches blondes qui couvraient en partie les traits fins de son visage... Et quel regard ! Les flammes de l'âtre avaient beau danser devant ses yeux, ceux-ci étaient vides et froids comme la mort.
Lorsqu'il s'avança dans l'entrée, une jeune femme à la plastique parfaite apparut dans son sillage, harnachée des pieds à la tête, les mains accrochées aux poignées des deux sabres vissés en bandoulière dans son dos.
Si quelques personnes dans l'assemblée étaient restées fixées sur le fusil du voyageur, d'autres ne pouvaient défaire leur regard de la femme, de ses longs cheveux auburn roulant en cascade sur sa poitrine et de ses magnifiques yeux verts qui semblaient presque irréels, tant ils étaient vifs et éclatants.
Après un bref coup d’œil à la salle, le duo se dirigea vers le bar improvisé et les discussions reprirent bon train parmi les clients, même si certains, encore éblouis par tant de beauté, ne pouvaient se résigner à quitter la belle brune des yeux. Et tandis que chacun se fendait de son petit commentaire, un homme installé seul à l'écart se fondit dans l'ombre, surveillant la scène de loin.
L'étrangère tapota l'épaule du tenancier qui leur tournait le dos. En leur faisant face, le barman afficha un visage émacié aux traits tirés. Il portait un bouc mal taillé, une moustache courte et épaisse ; ses cheveux bruns descendaient dans son cou et, malgré leur noirceur, ses yeux rapprochés reflétaient une grande lucidité.
– Qu'est-ce que ce sera ?
– Un renseignement : ce gars, tu connais ? demanda la femme alors que son compagnon avait glissé sur le comptoir un vieux document sur lequel était dessiné le portrait d'un homme au visage marqué par le temps, précédé, en lettres capitales, de la mention : « RECHERCHÉ ».
– Non, répondit rapidement le tenancier, après un bref coup d’œil à la photo.
– Tu devrais mieux regarder, conseilla la femme.
Le gérant la jaugea d'un regard vif et s’exécuta à contrecœur.
– Je connais pas... répéta-t-il, découpant lentement chacun de ses mots. Alors, qu'est-ce que je vous sers ?
L'homme assis au comptoir fit glisser son canon scié hors de son étui et le posa délicatement au-dessus de l'avis de recherche, transperçant le gérant de son regard glacial.
– Qu'est-ce que vous voulez ? Je vous ai dit que je le connaissais pas ! Je veux pas de problèmes, OK !
– Tu crois qu'on est là par hasard ? demanda l'homme au fusil.
– On sait que tu le connais et on sait qu'il vit dans ce bastion, renchérit la femme.
L'homme, la main toujours posée sur son arme, laissa passer un bref moment en tapotant la crosse du fusil.
– Tu n'as qu'à nous dire où on peut le trouver. Et on partira sans te créer de problème, conclut-il, levant vers le tenancier un regard sombre et menaçant.
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