Pilote (Part. 2)
Le gérant réfléchit quelques secondes sans quitter des yeux le canon scié posé devant lui, puis il finit par capituler, livrant aux étrangers les informations qu'ils voulaient entendre.
– C'est bon, je vous ai dit ce que vous vouliez. Vous partez maintenant ! avait-il lancé, imprégnant, dans sa voix autant de fermeté que possible compte tenu de la situation.
– Attends, ça se fait pas ! On va pas partir sans avoir goûté à ta marchandise ! railla la jeune femme. Sers-nous ton meilleur tord boyaux, ajouta-t-elle, adressant au barman un petit clin d’œil sous le regard, pour la première fois, presque amusé de son complice.
Le gérant servit deux Bourbons à ses nouveaux clients et alors qu'il était retourné à ses occupations, jetant régulièrement un œil derrière son épaule, un garçon, assis dans l'angle du comptoir, glissa au-dessus des sièges qui le séparaient des étrangers.
– Un petit jeu, ça vous dit ? proposa-t-il, disposant sur le bar, d'un geste vif, les quatre as d'un paquet de cartes. Choisis l'une de ces cartes, enchérit l'adolescent sans attendre de réponse.
La jeune femme lança un regard interrogatif à son partenaire qui haussa les épaules, un sourire discret au coin des lèvres.
– Celle-là, dit-elle, désignant un as rouge.
– Attends, je ne dois pas la connaître ! Je vais d'abord les mélanger... (il joignit le geste à la parole.) Et les tendre devant moi, comme ça, faces cachées pour que je ne puisse pas les voir. Maintenant tu peux prendre une carte, celle que tu veux, et surtout ne me la montre pas !
Un doigt posé sur ses lèvres, la jeune femme hésita une seconde puis tira l'un des quatre as de la main du garçon.
– Très bien. Tu peux la remettre dans le paquet, toujours face cachée.
Elle s'exécuta et le garçon mélangea le jeu, coupant plusieurs fois le paquet avec une adresse et une vivacité remarquables.
– Voilà. Maintenant, je te parie dix tickets que je retrouve ta carte !
– Ah, OK, voilà donc l'arnaque !
Le gérant, interpellé par la remarque, réprimanda l'adolescent :
– Hé ! Ça suffit, Jimy ! Je t'ai déjà dit d'arrêter d'importuner les clients ! Va plutôt aider ta tante à la remise !
– J'embête personne, se renfrogna le jeune homme. Puis, se voulant convaincant, ajouta discrètement à l'attention de la jeune femme : il n'y a pas d'arnaque ; avant, on appelait ça... un tour de magie.
– Ah... Si c'est de la magie, alors...
– Alors, tu acceptes le pari ? demanda-t-il, de nouveau gagné par l'excitation.
– OK, montre-moi.
L'adolescent étala le paquet en éventail sous les yeux de la jeune femme, visiblement amusée, et après avoir passé en revue les premières cartes en extirpa l'as de cœur.
– La voilà !
– Bravo, je suis impressionnée, fit-elle après un moment de flottement. Comment savais-tu que je choisirais de nouveau l'as de cœur ?
– Je ne le savais pas. J'aurais retrouvé la carte, quel que soit ton choix. C'est mon père qui m'a appris ce tour... Mais un magicien ne dévoile jamais ses secrets !
– Ton père est très fort...
Le visage de l'adolescent parut soudain se fermer et, l'espace d'un instant, un silence gêné s'installa, jusqu'à ce que l'homme au fusil repose son verre et se lève.
– Tiens, voilà tes dix tickets ! Ils sont mérités, dit la femme avant d'imiter son partenaire.
– Vous êtes des Traqueurs, pas vrai ? trancha le garçon.
– Qu'est-ce qui te fait dire ça ?
D'un coup de menton il désigna l'arme accrochée à la taille de l'homme.
– Peu de personnes possèdent des armes de l'ancien temps. Vous êtes vraiment Le Pistolero ?
L'homme, qui avait stoppé net, ne répondit pas.
– Tu crois vraiment à ces vieilles légendes ? Demanda la femme... Nous ne sommes que de simples voyageurs.
– Moi aussi, j'ai une arme de l'Avant.
– Ah bon ?... fit-t-elle, un étonnement non feint dans le ton de la voix.
– Oui. Je suis même un fin tireur. Je pourrais vous aider...
– Même si tu avais raison ; que nous étions des Traqueurs, tu ne serais pas un peu jeune pour devenir l'un des nôtres ?
– J'ai presque dix-sept ans ! J'aurai bientôt l'âge du Choix !
À ces mots, l'homme fit volte-face et fixa un instant l'adolescent de ses yeux froids avant de s'adresser à lui, l'index pointé dans sa direction :
– Tu as peut-être atteint l'âge du Choix, petit, mais as tu vraiment décidé de la vie que tu souhaites ? Es-tu certain de vouloir une vie sans lendemain ? Une vie de solitude à traquer les pires rebuts de la fange, sans attaches, ni personne sur qui te reposer ? Es tu certain de vouloir vivre sans savoir si tu coucheras le soir sur un matelas, sous un pont, ou dans une carcasse de voiture, espérant ne pas être réveillé aux premières lueurs du jour par une horde d'infectés affamés, mourant d'envie de te déchiqueter ? C'est vraiment cette vie-là que tu souhaites ? Penses-tu seulement pouvoir l'endurer ? Es-tu même certain de la mériter ? Réfléchis bien à tes choix, petit ! Réfléchis bien ! conclut l'homme, le visage sévère, le doigt toujours pointé sur le garçon.
Puis il jeta une pièce en argent sur le comptoir et s'en alla, laissant derrière lui sa partenaire et un adolescent à la mine défaite, visiblement plongé dans une profonde perplexité.
– T'inquiète pas, pt'it, ton destin n'est pas scellé. Et si plusieurs chemins sont écrits, ce sera toujours à toi de tracer ta voie, le réconforta l'étrangère avant de rejoindre son compagnon à l'extérieur du bar.
– Tu crois pas que t'y es allé un peu fort avec le gamin ?
L'homme ne dit mot. Il attacha la lanière de son col afin de protéger son visage des bourrasques, et il s'engouffra dans la rue.
À l’intérieur de l'établissement, des yeux, qui n'avaient pas quitté les étrangers depuis leur entrée dans la taverne, s'écartèrent des lamelles de bois obstruant la fenêtre. L'ombre repassa la capuche de son blouson, patienta encore un moment et s'exposa à la lumière de l'âtre, gagnant à son tour la ruelle jouxtant la taverne.
– Qui c'étaient ? demanda une femme en refermant derrière elle une porte qui donnait sur le bar.
– Personne. Juste des voyageurs.
Comprenant qu'elle n'obtiendrait pas plus de précision, elle lança le gérant sur un sujet qui la préoccupait davantage.
– On n'a presque plus de marchandise en réserve, Nick...
– Je sais. J'irai en acheter demain.
– Et avec quel argent ? Tu n'avais pas dit avoir déjà passé commande pour l'hiver.
– J'avais réglé un acompte. Ils refusent de me livrer tant que j'aurai pas payé le reste.
– Nick, tu m'avais dit t'en être occupé !
– Je sais. J'irai voir le Receleur demain, je te dis.
– Le Receleur ? Mais... que lui donneras-tu en échange ?
– Je me débrouillerai...
Remarquant le regard accusateur de son épouse, le gérant reprit, sur la défensive :
– Écoute, je suis désolé si les clients ne se bousculent pas à notre porte ; désolé que l'argent ne pousse pas sous notre matelas, mais je fais ce que je peux !
– Tu aurais pu travailler pour Garrett, il t'a proposé un bon salaire...
– Garrett veut me reprendre sous sa coupe, c'est tout ce qu'il veut ! Tu crois peut-être qu'il fait ça par charité ? lança Nick d'un ton plus dur qu'il ne l'aurait voulu.
L'adolescent, qui avait suivi les étrangers du regard alors qu'ils quittaient le bar, les yeux désormais rivés à une porte close, le cœur serré, ne pouvait pas moins échapper à la scène qui se jouait à quelques pas de lui, qu'aux décisions qu'il lui faudrait bientôt prendre. Un feu ardent brûlait en lui, un feu qui le consumait depuis trop longtemps déjà, un feu qu'il ne pouvait plus contenir...
– Qu'est-ce que tu fais ? Où vas tu ? demanda sèchement le gérant.
Mais le jeune homme avait déjà enfilé son poncho, et il passa devant l'homme, lui jetant un regard noir.
– C'est le couvre-feu, je te préviens, si tu franchis cette porte, ce n'est pas la peine de revenir !
Alors que les étrangers avaient à peine fait une trentaine de mètres dans le froid de la nuit, quelqu'un fit irruption juste derrière eux, dans la rue : un jeune homme, enveloppé d'un poncho volant au gré du vent, le visage à moitié masqué par un accessoire peu commun.
– Vous recherchez le vieux Kane... Je sais où il se trouve, lança-t-il, sa voix déformée par le respirateur.
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